13 – VOL À L’AMÉRICAINE

— Les billets s’il vous plaît ?

Le contrôleur prit le carton que lui tendait Fandor :

— Pardon, monsieur, dit-il, vous faites erreur !

— Ce train ne va donc pas à Marseille ?

Le contrôleur expliqua :

— Le train si, mais pas la dernière voiture dans laquelle vous vous trouvez, car elle est à destination de Pontarlier et sera détachée à Dijon.

Fandor ne sut que répondre, car au fond peu lui importait, l’essentiel était de suivre Joséphine, installée dans le compartiment voisin du sien.

Le contrôleur se méprenant sur le silence du voyageur, suggéra très complaisamment :

— Plutôt que de vous déranger en cours de route, vous feriez mieux de changer dès maintenant.

— Bah ! dit Fandor, je passerai dans une autre voiture quand nous serons en marche.

— Vous ne le pourrez pas, monsieur. Certes, tous les wagons qui se dirigent sur Marseille et se trouvent en tête du convoi communiquent, mais cette voiture-ci est séparée d’eux par un fourgon marchandise.

— Eh bien, grogna Fandor, je changerai plus tard. J’ai jusqu’à Dijon, n’est-ce pas ?

— Vous avez jusqu’à Dijon.

— Joséphine s’était-elle trompée, elle aussi ? Devrait-elle monter dans une autre voiture en cours de route, ou bien était-ce à dessein qu’elle se trouvait dans le wagon qui se séparait du rapide de Marseille à Dijon pour continuer vers la frontière suisse ?

Justement le contrôleur vérifiait les billets dans le compartiment de Joséphine.

Fandor s’approcha pour écouter, il entendit une fin de conversation à laquelle prenaient part la voyageuse, la personne qui l’accompagnait et l’agent de la compagnie.

Celui-ci déclara en se retirant :

— C’est parfait, monsieur, madame, on ne vous dérangera pas.

Ou bien Joséphine descend à Dijon, se dit Fandor, ou bien elle continue par Pontarlier, jusqu’en Suisse, qui sait ?

Nous verrons bien ; il m’en coûtera un supplément de billet, voilà tout !

L’inconnu qui faisait route avec la pierreuse aux allures de femme du monde était un monsieur assez gros, à l’aspect vulgaire, mais l’apparence d’un personnage cossu, homme d’un certain âge dont le visage jovial s’entourait d’une barbe en collier, ce qui donnait à sa physionomie un aspect fort inattendu de loup de mer ou de marchand de marrons. En outre, le compagnon de Joséphine était borgne. Le voyageur, toutefois, était vêtu avec recherche à défaut de beaucoup de goût. C’était visiblement un gros parvenu. Un amoureux aussi. Quelque bourgeois en rupture de contrat de mariage, enchanté de partir en voyage avec une petite femme, mais qui craint d’être surpris.

Joséphine se montrait enjouée, rieuse, aimable, avec son compagnon, mais aussi un peu préoccupée. Tout en lui répondant, elle avait des distractions soudaines, des coups d’œil furtifs et Fandor, qui, au premier abord avait jugé qu’il s’agissait d’une simple partie d’amoureux se demandait si les deux êtres ne feignaient pas ces allures pour dissimuler leurs véritables intentions, leur qualité réelle.

Trouant la nuit, le train filait.

On venait de franchir la gare de Villeneuve-Saint-Georges et, peu à peu, augmentant son allure, le convoi dont la machine crachait à pleins poumons une fumée d’incendie, s’enfonçait dans la nuit.

Toutefois ce n’était pas encore la course rapide et monotone sur les grands itinéraires parcourus à toute allure. La multiplicité des voies, l’abondance des embranchements, le risque des aiguilles et le défilé presque ininterrompu des petites gares, obligeaient le train à modérer sa marche.

Dans une cinquantaine de kilomètres seulement il prendrait sa pleine vitesse ; jusque-là, il s’agissait pour le mécanicien et le chauffeur d’être tout yeux, tout oreilles, et de surveiller avec minutie la sortie de Paris, la traversée de la grande banlieue.

Bien qu’il fût encore de très bonne heure, les voyageurs s’installaient pour commencer à passer la nuit le plus confortablement possible. La plupart des lampes avaient été voilées de leurs petits rideaux bleus, et les portières des compartiments donnant sur le couloir s’étaient closes.

Fandor ne s’était pas encore casé dans le coin qu’il avait retenu en le marquant de sa canne et de son chapeau.

Quand donc s’achèverait cette filature ?

Quand verrait-il Joséphine s’arrêter ?

Ne surgirait-il pas soudain quelque complication qui l’empêcherait d’atteindre son but, comme il se l’était juré, et le mettrait dans l’impossibilité de renseigner Juve. Fandor sentait peser sur ses épaules le poids d’une lourde responsabilité.

Il regagna son compartiment.

Deux coins en étaient déjà occupés, les coins opposés au couloir : l’un d’eux, celui « à reculons », par un monsieur d’une quarantaine d’années à la moustache cirée, ayant les allures d’un officier en civil, l’autre, par un collégien au teint blafard.

Trois autres compartiments de la voiture étaient clos. Ce qui ne laisse pas d’être normal quand on voyage la nuit et qu’on ne veut pas être dérangé derrière les rideaux tirés.

Fandor s’installa.

L’officier en civil, plongé dans la lecture d’un journal, soufflait bruyamment, sa respiration semblait lourde, pénible.

Le journaliste ne put s’empêcher de penser :

— Voilà un gaillard qui, lorsqu’il dormira, s’il dort, ronflera certainement comme un soufflet de forge... Tant mieux, il me tiendra éveillé. Si jamais je m’étends, fatigué comme je le suis, je dormirai jusqu’au jour...

Mais le reporter avait trop présumé de ses forces.

Il était à peine installé depuis dix minutes que l’engourdissement d’une somnolence agitée l’envahissait.

Fandor « sentait » aller et venir dans le couloir, des passants, nombreux, mystérieux, suspects, il entendait des chuchotements, surprenait des éclats de voix, croyait voir scintiller des armes.

Des silhouettes de bandits, défilaient devant lui. Les images de Chaleck, du Loupart, de Joséphine le hantaient... Il avait des réveils brusques, se redressait, poussant des gémissements étouffés, comme s’il était encore, la veille, sous la douche de sable, comme s’il pataugeait dans l’égout ! Mais soudain, Fandor bondit :

Il venait d’avoir la nette impression que quelqu’un, entrouvrant la porte du compartiment communiquant avec le couloir, s’était avancé au-dessus de lui, l’avait frôlé, tout au moins approché de près.

— Qui va là ? murmura Fandor d’une voix faible, encore toute empâtée de sommeil et que couvrait d’ailleurs la rumeur du train.

Personne ne répondit.

Le journaliste se traîna dans le couloir.

Rien ne s’y passait. Toutefois, à l’extrémité du wagon, un voyageur à longue barbe noire se tenait debout. Ce voyageur fumait un cigare et le visage collé à la glace, semblait considérer attentivement la campagne obscure.

Le journaliste regagna sa place, maudissant ses inquiétudes. Il était stupide de s’affoler de la sorte, car, somme toute, il filait une petite femme de mœurs légères, qui s’en allait en partie fine avec un amant : le classique vieux monsieur qu’elle honorait de ses faveurs moyennant rétribution. Ce bon bourgeois, probablement marié, allait faire ses frasques en province. Il ne convenait pas, dès lors, que Fandor s’imaginât, sous prétexte qu’il suivait Joséphine, que tous les voyageurs du train étaient des bandits et complices de la maîtresse du Loupart. Et cependant, cinq minutes après ces sages réflexions, Fandor tressaillait encore. Il avait vu passer dans le couloir deux individus aux vilaines figures, aux allures équivoques.

L’un d’eux avait jeté dans le compartiment de Fandor un regard sinistre.

Fandor considéra ses compagnons : le militaire en civil et le petit collégien dormaient à poings fermés. Tous deux ? Non ! Si le militaire ronflait comme un honnête citoyen, qui n’a rien à se reprocher, le sommeil du potache était beaucoup plus léger. Le jeune garçon, en effet, jetait autour de lui des regards inquiets, inquisiteurs, puis affectait de dormir dès qu’il surprenait Fandor occupé à le surveiller...

On entrait en gare de Laroche.

L’officier en civil se réveilla soudain et descendit.

Or, Fandor, en le voyant partir, eut l’impression qu’il demeurait désormais isolé... abandonné !

Le journaliste songea un instant à appeler, faire venir du monde, à obliger ses voisins à se faire connaître, à établir leur identité... Fandor imaginait le commissaire spécial interrogeant les voyageurs... puis il haussait les épaules et mentalement, s’accusait de la plus notoire des imbécillités, des plus ridicules inquiétudes. Ah ! ça serait du joli s’il mettait son projet à exécution ; et quels motifs invoquerait-il auprès de ce commissaire pour l’obliger à procéder à cette injustifiable enquête ? Assurément, d’ailleurs, le fonctionnaire n’en ferait rien ! Et s’il accédait au désir de Fandor, ce serait pire ! Comment s’excuseraient-ils ensuite, l’un et l’autre, de cette intervention ? C’est ça qui en ferait une histoire ! C’est Juve qui serait satisfait !

La nouvelle machine attelée, le train se remit en route. Le départ de l’officier en civil avait déterminé des changements dans le wagon. On avait ouvert le compartiment où se trouvaient Joséphine et son compagnon et, chose curieuse, le collégien avait quitté sa place, était venu s’asseoir dans ce compartiment, en face du gros monsieur, c’est-à-dire dans le fond, à l’opposé de l’entrée. Fandor désormais était seul chez lui, mais le journaliste éprouvait trop d’inquiétude pour se laisser aller au sommeil. Afin de ne point s’endormir, Fandor décida d’abandonner le capiton confortable du coussin de première et de se mettre en pénitence sur l’un des strapontins qui garnissaient le couloir. Fandor choisit celui qui était placé juste en face du compartiment de Joséphine dont la porte restait ouverte. Mais sa fatigue était si grande, que malgré la position inconfortable au possible qu’il s’était imposée, le journaliste courbé en deux s’endormit aussitôt.

Tout à coup, une brusque poussée l’envoya rouler sur la banquette du compartiment de Joséphine. Abruti de sommeil, ne comprenant pas s’il était victime d’une simple secousse, d’une agression ou d’un accident, Fandor tout en reprenant machinalement son équilibre cherchait à deviner ce qui s’était passé. Ayant levé les yeux, un cri d’horreur s’échappa de sa poitrine. À trois centimètres de son front, le canon menaçant d’un revolver. Celui qui tenait l’arme, un grand gaillard à la face masquée et dont la silhouette robuste s’encadrait dans l’ouverture de la porte, ordonnait d’une voix rude :

— Levez tous les mains !

Mais les voyageurs surpris n’avaient pas compris, et il fallut que l’homme au revolver, répétât :

— Levez les bras en l’air et ne bougez plus !... au moindre mouvement, on vous brûle.

Cette fois Fandor était complètement éveillé. Obéissant d’instinct, il joignit les deux mains au-dessus de sa tête, attendant ce qui allait se passer. Soudain, il poussa un cri :

Se faufilant entre l’individu et la porte du compartiment, une sorte de gnome aux mouvements souples venait d’apparaître masqué, comme son complice. Tous deux avaient sur le visage un loup noir qui empêchait de distinguer leurs traits.

— Ne bougez pas ! ordonna le grand bandit au revolver menaçant.

Fandor avait trop l’habitude des affaires policières pour ne pas s’être rendu compte tout de suite de ce qui se passait. On venait d’être surpris par une bande de voleurs « à l’américaine », procédés classiques, intentions incontestables. C’était presque rassurant. Fandor, en effet, savait que les filous dans les grands trains ne tuent pas, sans nécessité. On peut leur échapper sain, à condition de ne pas résister.

Fandor, la rage au cœur, songeait aux quelques billets de banque qui garnissaient son portefeuille.

Avisant Joséphine, le grand bandit lui avait dit :

— Toi, la gonzesse, cavale d’ici !

L’aventure avait-elle un rapport quelconque avec la présence de Joséphine, le Loupart et sa bande ? ou n’y avait-il là qu’une coïncidence ? Joséphine, maîtresse d’apache, dépouillée comme une bourgeoise par des voleurs ?

Sans que l’on pût savoir à l’examen de son visage si elle était ou non complice, Joséphine quitta précipitamment sa place et, se faufilant entre le gnome et le colosse, alla se tapir au bout du wagon. Le gnome s’était approché du gros monsieur.

— Allez ! déclara soudain le grand diable qui paraissait être le chef de la bande, allez, au turbin !

Le gnome, avec une extraordinaire prestesse, fouilla les poches de la veste et du gilet du voyageur. Le gros homme livide, tremblant de terreur, le front perlé de sueur froide, ne résistait pas, bien au contraire, et de lui-même retournait celles de son pantalon, d’où tombait quelque menue monnaie. On l’avait, en un instant, dépouillé de sa montre et d’un portefeuille à peu près vide. Le voyageur comptait sans doute en être quitte, mais les bandits, sous le revolver braqué, l’obligeaient maintenant à défaire sa chemise.

— Enlève ta liquette !

— Vous avez déjà tout mon argent...

— Allez !

Le gros homme, s’exécutant avec désespoir, apparut en gilet de flanelle. Il portait autour des reins une large ceinture de peau.

— Aboule voir ça ? ordonna le gnome, probable que c’est le coffre-fort !

Et comme la victime semblait hésiter encore, le géant donna au gnome des instructions plus précises :

— Vas-y, Beaumôme, soulage-le de son bât...

— Patron, ricana le nain, qui avec une remarquable agilité mettait à profit les indications, pour un bât, c’est un bât !...

Et il ajouta finement :

— Même que c’est un bas de laine !

— Alors, Beaumôme, il y a du foin, fais voir ça ici !

Des reins du voyageur, la ceinture volée passa sur l’avant-bras du grand bandit masqué qui soupesa complaisamment la prise et ne dissimula point sa satisfaction.

— Y a du bon, que j’te dis ; du très bon !...

La ceinture comportait en effet des poches bourrées de louis et de billets de banque !

L’opération, sans aucun doute, avait été préméditée, préparée à l’avance. On savait sûrement que ce voyageur serait dans le rapide de Marseille. On avait pris ses dispositions en conséquence. D’ailleurs les bandits n’avaient pas l’air de s’apercevoir qu’ils pouvaient encore, si bon leur semblait, dévaliser Fandor et le collégien qui, immobile et blême dans son coin, passait presque inaperçu.

Le gros homme que l’on venait de dépouiller se rhabilla en hâte et tout de travers ; mais l’émotion avait été si forte qu’en nouant machinalement sa cravate, il s’affaissa sur sa banquette, suffoqua, s’évanouit !

Fandor avait fait un mouvement instinctif pour aller vers lui.

Le bandit masqué lui rappela sa présence par une tape sur l’épaule.

— Bouge pas ! t’occupe pas ! dit-il, ça n’a rien à voir avec toi et ne t’avise point de regimber, je t’ai à l’œil...

Fandor, malgré toute l’envie qu’il éprouvait de sauter à la gorge du voleur, obéit. Fandor n’avait au fond qu’un objectif : Joséphine. Il avait promis à Juve de la suivre, il ferait l’impossible pour tenir sa promesse. Mais la filature se compliquait singulièrement. Et puis la question se posait toujours : était-ce ou non la bande de Loupart ? Joséphine complice ou victime ? Le gnome s’était éclipsé et son compagnon reculait lentement vers le fond du wagon où il allait sans doute rejoindre des camarades. Fandor en constatant cette retraite en bon ordre songea qu’il était indispensable de profiter de la première seconde d’inattention pour se précipiter sur la sonnette d’alarme afin d’arrêter le train.

Fandor soudain sentit une rage immense, une violente colère lui tenailler le cœur. Furieux ! Fandor était furieux de s’être ainsi laissé berner, stupidement surprendre comme le dernier des gogos. Le journaliste chercha des yeux l’anneau d’appel : il était juste au-dessus du collégien blême. Fandor d’un geste brusque s’élança sur le signal d’alarme, mais au moment où il allait l’atteindre, il poussa un cri, tomba à la renverse, cependant qu’il éprouvait une violente douleur à la main. Le collégien avait bondi sur Fandor et lui mordait cruellement le doigt. La souffrance fut telle que le journaliste défaillit une seconde, et ce fut suffisant pour permettre à son agresseur de traverser d’un bond le compartiment et de gagner le couloir. C’était donc un complice, ce collégien ?

À ce moment précis, le rapide ralentissait sa marche ; Fandor, encore tout abasourdi des événements qui venaient de se produire et considérant d’un air hébété sa blessure d’une part et de l’autre le gros homme toujours évanoui d’effroi sur la banquette d’en face, soupira :

— Bon ! quelqu’un a mieux réussi que moi ; voilà le train qui s’arrête, mais j’ai idée qu’il va y avoir de la casse.

Un frisson lui courait sur la peau, s’augmentant au fur et à mesure que l’allure du convoi diminuait. Il était impossible que les bandits ne s’en soient pas aperçus !

Le ralentissement avait commencé immédiatement après un choc violent dû, évidemment, à un brusque coup de frein.

Fandor, non sans logique, se disait qu’avant de s’enfuir, comme ils ne manqueraient sûrement pas de le faire, les bandits très certainement marqueraient leur passage et laisseraient des souvenirs sous forme de quelques balles de revolver tirées au hasard des compartiments.

Et Joséphine ? que devenait-elle dans tout cela ?

Le journaliste soucieux toutefois de sauvegarder son existence, se préoccupait déjà de se faire au moyen du coussin de la banquette un édredon protecteur, lorsqu’il tressaillit au claquement sec d’une des portières donnant accès sur la voie et qui venait de s’ouvrir. Fandor écouta anxieusement, prêt à bondir si d’aventure il apercevait Joséphine.

Dans le couloir régnait une activité certaine, mais aucun désordre.

Les bandits s’apprêtaient à descendre, non pas à la manière de fuyards qui se précipitent, simplement comme de braves gens pressés qui veulent profiter, pour quitter le train, du premier instant d’arrêt.

Le convoi ralentissait toujours. Les bandits discutaient sans cri, sans brusquerie, même avec enjouement. Fandor les entendait :

— Très peu, Beaumôme... te confier la ceinture !... sais-tu pas que c’est le saint sacrement une affaire comme ça ?... n’y a que le bon Dieu pour la trimbaler !

— C’est décollé ?... (De qui parlaient-ils ?)

— Et comment ! depuis longtemps... depuis le choc...

— Alors il cavale au large, le frère ?

Le gnome de sa voix rauque, bien reconnaissable, interrompit pour insinuer :

— Le frère, c’est le « grand frère » que tu veux dire ? On ricana...

Beaumôme avait sans doute fait un mot d’esprit dans le genre du « bât... de laine » et Fandor intrigué, sachant simplement que le « grand frère » en argot signifie « chemin de fer » se demandait par suite de quelles circonstances les bandits paraissaient s’extasier sur la rapidité du train, alors que celui-ci avait de plus en plus diminué son allure.

— Est-ce très haut pour sauter ?

Fandor reconnut la voix : c’était Joséphine qui interrogeait.

— Non, lui répondit quelqu’un, qui aussitôt ajoutait : Laisse-toi aller, je te prendrai dans mes bras...

Le bruit de gros souliers heurtant les marches de bois du marchepied annonça à Fandor que les bandits s’enfuyaient. Avec eux partait Joséphine, elle était donc leur complice ?... La phrase que Fandor avait entendue, prononcée par la jeune femme, ne permettait aucun doute à cet égard. Fandor bondit dans le couloir, pour s’élancer à sa poursuite.

Mais il recula aussitôt. Une détonation venait de retentir. La glace volait en éclats devant lui, une balle s’écrasait au-dessus de sa tête, dans la boiserie du couloir.

— Fichtre ! murmura Fandor, ils foutent le camp à toute allure et avec eux s’en va Joséphine... qu’est-ce que j’attends pour les suivre ?

Pour ne pas s’exposer aux balles des voleurs en descendant derrière eux, il fallait sortir du côté opposé. Décider et exécuter ne faisaient généralement qu’un, dans la vie de Fandor, et le journaliste se préparait à quitter la place, lorsqu’un gémissement le retint : le gros homme évanoui reprenait peu à peu ses sens, il s’accrochait aux vêtements de Fandor.

— Au secours ! balbutiait-il. Monsieur, ne me lâchez pas !

— Sapristi ! grogna Fandor, il ne me manquait plus que cet invalide !

— Ça n’est rien, cria-t-il, vous allez vous rétablir, vous n’avez pas de mal...

Mais le journaliste tressaillait, il lui semblait que le train, arrêté simplement une seconde ou deux, s’était peu à peu remis en marche. En dépit du risque qu’il courait d’essuyer un nouveau coup de revolver, Fandor pencha sa tête hors de la voiture par le trou de la vitre brisée et scruta des yeux la nuit sombre.

Il s’exclama :

— Ah ! par exemple !

Et demeura stupéfait. Il n’y avait plus de train sur la voie. Ou pour mieux dire, au loin se profilait la silhouette du convoi filant à toute vitesse. Seul un tronçon du convoi s’était arrêté. Le wagon où était Fandor et le fourgon-marchandises de queue. Les attelles s’étaient-elles donc fortuitement rompues ? Non... La rupture des attaches devait être voulue.

C’était le dernier coup des bandits... Ah ! il était réussi.

Mais une nouvelle surprise était réservée au journaliste. Voilà qu’il s’apercevait maintenant que le tronçon abandonné, séparé du rapide, repartait en sens inverse.

— Ah ! mais, s’écria tout haut Fandor, que se passe-t-il donc ?

À ce moment, le gros homme qui était revenu complètement à lui, s’approcha de Fandor et se penchant aussi pour regarder, il hurla avec terreur :

— Mais nous reculons, nous reculons !

Fandor, interloqué le considéra calmement :

— Évidemment nous reculons... nous descendons une rampe... mais...

Le gros homme gémit encore, se tordit les bras, désespéré, il articula :

— C’est épouvantable ! le Simplon-Express nous suit à douze minutes de distance ! pourvu que...

Fandor se mordit la lèvre.

Sans plus tarder le journaliste se dirigea vers la porte extérieure du wagon, pour examiner s’il ne serait pas opportun de sauter, quitte à se briser un membre, plutôt que d’affronter le tamponnement qui peut-être allait se produire, lorsqu’il crut remarquer que le tronçon de convoi ralentissait de nouveau.

Il observa, attentif.

Oui ! le grincement du frein sur les roues le confirma dans cette opinion. Évidemment l’employé du fourgon arrière resté attaché au wagon avait été surpris lui aussi par ces allures insolites, s’était rendu compte de ce qui se passait. Il avait pu bloquer le frein Westinghouse.

C’était bien cela.

Quelques instants après on s’arrêta. Fandor et le gros monsieur se précipitèrent comme des fous, hors de la voiture où ils étaient restés seuls.

Du fourgon-marchandises deux employés sautaient également et recommandaient en faisant de grands gestes :

— Éloignez-vous... sauvez-vous !...

Dévalant le ballast, les malheureux, affolés, enjambèrent une haie, pataugèrent dans une rigole pleine d’eau, s’écorchant les mains, déchirant leurs vêtements. Ils roulèrent sur l’herbe drue d’une prairie en pente, enfoncèrent dans un sol labouré, puis soudain demeurèrent aplatis, immobiles, face contre terre, tandis qu’un effroyable tapage éclatait comme le tonnerre, dans le silence de la nuit !

Le Simplon-Express, surgissant à toute allure, venait de tamponner les deux wagons restés sur la voie et les faisait voler en éclats, cependant que la locomotive et les premières voitures du train de luxe se télescopaient !